Rencontre avec .... Jean-René Vernes
l'inventeur de la "Loi des Levées Totales"

Robert Labouze - Jean-René Vernes, vous avez été l'inventeur de la Loi des Levées Totales. Pouvez-vous nous dire en quelle année et quelles ont été les circonstances de cette découverte ?

Jean-René Vernes - J'ai découvert la loi des levées totales vers 1955. J'ai commencé à en parler, à partir de 1958, dans une série d'articles, et je l'ai publiée sous sa forme actuelle en 1966 dans “Bridge moderne de la défense” (Éditions Le Bridgeur - 4è édition - juin 1987).

Je suis parti d'une intuition, à savoir qu'en permutant une carte d'une couleur à l'autre, ou d'une main à l'autre, on devait découvrir des relations constantes. J'ai mis ensuite au point plusieurs formules que j'ai testées statistiquement sur les Championnats du monde pour évaluer le nombre des levées totales, et je n'ai finalement retenu que celle qui était à la fois la plus simple et la plus exacte.

Robert Labouze - Des bridgeurs autres que vous-même ont en fait sa promotion. Quels sont-ils ? Et depuis quand ?

Jean-René Vernes - Le premier théoricien, qui ait compris l'intérêt de la loi, est Jean-Marc Roudinesco, et j'en conserve, pour lui, une sincère reconnaissance. Mais, j'ai, ensuite, été soutenu par Jean Besse et José Le Dentu, qui ont rédigé la préface de mon livre; puis, par plusieurs écrivains, tels Claude Delmouly et Michel Bessis, en France, Edgar Kaplan et Alan Truscott, aux États-Unis.

Il semble, pourtant, que mes idées n'aient été définitivement reconnues que le jour où Larry Cohen a publié son premier ouvrage sur ce qu'il appelait “The LAW,” en mentionnant très honnêtement que j'en étais l'auteur.

RL - La majeure d'abord”, puisLa nouvelle majeure d'abord sont les 2 ouvrages qui ont été les prolongements naturels de la Loi des Levées Totales. Pourquoi les avez-vous rédigés ?

JRV - De nombreux théoriciens ont compris, depuis l'invention du bridge-contrat, en 1923, que les ouvertures naturelles de 1 et 1 sont d'un intérêt médiocre. C'est ainsi qu'est née l'ouverture de 1 fort. Mais la loi des levées totales m'a convaincu que l'annonce des couleurs majeures était plus urgente que celle de la force. Cela m'a conduit à utiliser l'ouverture de 1 pour indiquer 4 cartes à plutôt qu'un jeu fort, tandis que l'ouverture de 1 montre 5 cartes. Tel est le principe fondamental de “La Majeure d'abord”.

Le problème le plus difficile a été de savoir comment annoncer les . Dans les deux premières versions de “La Majeure d'abord”, on n'ouvrait de 1 que les mains avec 4 cartes à . Celles avec 5 cartes s'ouvraient de 1 SA. Puis, il m'est apparu que se priver ainsi de l'ouverture naturelle de 1 SA avait plus d'inconvénients que d'avantages.  “La Nouvelle Majeue d'abord” a donc réintroduit l'usage classique de cette ouverture.

RL - Et maintenant,Bridge distributionnel”.  Manquait-il quelque chose dans les deux précédents ouvrages ?

JRV - Mon dernier ouvrage “Bridge distributionnel” comprend deux parties très nettement différentes.

La première partie traite des enchères compétitives.  
J'y énonce des règles qui sont la conséquence directe de la loi des levées totales, qui sont d'une application constante et qui ne sont cependant guère formulées dans les ouvrages pédagogiques sur les enchères compétitives.

Dans la seconde partie, je reprends, au contaire, “La Majeure d'abord” sous une forme considérablement simplifiée, “Le Canapé - Majeure d'abord”.   On a reproché, en effet, avec justesse, à “La Nouvelle Majeure d'abord” d'être trop difficile à apprendre.  J'ai donc travaillé dans une direction toute nouvelle, simplifiant au maximum, tout en gardant les avantages de l'ancienne méthode.  Et, je suis persuadé aujourd'hui qu'une méthode d'enchères doit être aussi simple que possible.

RL - Votre nouvelle méthode est-elle plus simple que la classique Majeure cinquième ?

JRV- Dans sa forme actuelle, certainement.  Considérablement plus simple.  Tout d'abord parce que, dans la grande majorité des cas, l'ouvreur, seul, se décrit, et la suite de ses enchères obéit à des règles uniformes.  Puis, parce que sa force est indiquée exactement dès sa deuxième enchère.  On n'a plus, dès lors, de problème pour distinguer entre enchères impératives et enchères non impératives.

La Fédération française de bridge a fait un travail remarquable en réalisant une codification de la Majeure cinquième, qui permet à tous les joueurs de jou approximativement le même système.  Mais ce système demeure compliqué.   La plupart des joueurs ne s'en rendent pas compte, parce qu'ils jouent ce système depuis longtemps, et qu'ils l'ont appris peu à peu.  Je suis persuadé, maintenant, que la complexité des enchères décourage les joueurs nouveaux et constitue l'une des raisons pour lesquelles l'âge moyen des joueurs est de plus en plus élevé.

RL - Vous rappelez, dans votre introduction, que la force des mains d'un camp dépend à la fois de la teneur en honneurs et de leur distribution ; et que, tant que la partie asdverse ne se mêle pas au dialogue, le mode d'évaluation actuel en points DHL convient parfaitement.   Par contre, ce mode n'est plus suffisant pour évaluer ces mains, en cas d'intervention adverse à palier élevé.  Pourquoi ?

JRV - En cas d'intervention à niveau élevé, les joueurs n'ont plus la place pour annoncer exactement leur force.   En outre, les enchères compétitives se produisent le plus souvent quand les deux camps ont des forces comparables.   La distribution devient alors prépondérante.

RL - Votre premier chapitre s'intitule L'ouverture d'un tric.  
En anglais, “trick” veut dire “levée,” et “odd trick” veut dire “levée à patir de la septième.”  Pourquoi ce néologisme, alors qu'on pourrait dire “L'ouverture de un à la couleur,” ou mieux “L'ouverture au palier de un” ?

JRV - Le mot “tric” est tout le contraire d'un néologisme.   Il était encore d'un usage courant après la guerre.   C'est votre question qui m'a fait découvrir qu'il est employé moins souvent aujourd'hui.

RL - Dans votre deuxième chapitre sur “Les ouvertures de barrage”, vous estimez que les enchères négatives (c'est-à-dire celles faites pour gêner le camp adverse) donnnt généralement de mauvais résultats, et gagneraient à être utilisées autrement; en particulier, vous concluez que les exigences distributionnelles pour de telles enchères (de 2 à 3) sont trop grandes.   Pouvez-vous préciser votre pensée ?

JRV - C'est une des questions capitales des enchères, à savoir: à partir de quelle force, faut-il enchérir ?   soit en ouverture, soit en intervention.  De très nombeux théoriciens sont persuadés qu'il faut enchérir le plus souvent possible, car de telles enchères gênent les adversaires des systèmes à base de passe-forcing.

Il est encore trop tôt pour donner à cette question un réponse définitive, mais toutes les statistiques dont nous disposons semblent montrer que la grande majorité des enchères faites avec des mains de moins de 10 points H donnent des résultats négatifs.  Tout au moins en est-il ainsi pour les enchères à bas niveau.
A partir de 3 trics, les résultats s'inversent pour des raisons assez complexes à expliquer, mais qu'une analyse précise permet de cerner assez bien.

RL - “La majeure d'abord” est une méthode “relais”.   En quoi diffère-t-elle des méthodes “relais” qui ont connu un vif succès il y a une trentaine d'années, et comment peut-elle éviter les défauts qui les ont fait finalement abandonner ?

JRV - L'échec de ces méthodes tient à leur premier relais.  
Si l'ouverture de 1 peut comporter 4 cartes à , il faut avoir la possibilité de trouver un éventuel fit 4-4 à sur l'ouverture de 1  et le relais de 1 devient ambigu, ce qui gêne le dévloppement ultérieur des enchères.  Il en est de même pour l'ouverture de 1 et le relais de 1.

La majeure d'abord évite cette difficulté, car l'ouverture de 1 dénie 4 cartes à , et celle de 1 dénie 4 cartes dans chacune des majeures.   C'est là la conséquence de l'ouverture de 1 qui annonce toutes les mains avec 4 cartes à et celle de 1 qui permet d'anoncer toutes les mains avec 4 cartes à et moins de 4 cartes à .

Le premier relais peut ainsi indiquer un minimum de 10 points H, quelle que soit l'ouverture.   C'est un renseignement précieux, qui permet notamment d'annoncer la force exacte de l'ouvreur dès sa deuxième enchère, dans une zone de 2 points si sa main est régulière, 12 / 13 H ou 14 / 15 H ou 16 / 17 H, et dans une zone de 3 points si elle est irrégulière.   Seule, pourtant, la pratique peut montrer les avantages aussi multiples qu'importants de l'usage du relais.

Robert Labouze - En même temps que vous rédigiez votre livre, vous avez établi avec François Colin un répertoire sur ordinateur des donnes jouées aux Championats du monde.  Quel rapport y a-t-il entre ces deux activités ?

Jean-René Vernes - Ce répertoire est la suite directe des recherches statistiques que j'ai entreprises, et dont j'ai donné les premiers résultats en 1966 dans “Bridge moderne de la défese”, puis dans les “Annales de l'Académie internationale de bridge” et dans la revue “Bridge de compétition”, enfin, dans le livre que j'ai publié, en collaboration avec Bernard Charles sur “L'Évaluation des mains au bridge”.  
      J'avais pensé, depuis cette époque, qu'il était nécessaire d'introduire, dans l'étude des enchères au bridge, la méthode statistique, en usage dans les sciences biologiques et dans les sciences sociales, et qui m'a permis, notamment, de justifier, avec précision, la Loi des levées totales.

      Lorsque j'ai décidé, il y a 3 ans, de constituer un fichier sur ordinateur pour permettre à tous les joueurs d'en faire un usage statistique, j'ai eu la chance de trouver, comme je l'espérais, dans mon ami François Colin un collaborteur remarquable et le meilleur documetaliste imaginable pour l'avenir de ce projet, qui est l'aboutissement de 40 années de travail; d'ailleurs, autant que je sache, nous sommes en avance dans ce domaine sur un pays aussi dynamique que les États-Unis.  
      C'est pourquoi, j'en ai assuré personnellement la possibilité matérielle de réalisation, jusqu'à ce que la Fédération française s'intéresse à lui pour en faire une base de données.   Mais il m'a bien évidemment servi simultanément pour l'examen des règles d'enchères que je propose dans mes livres, et plus particulièremet dans la nouvelle formule de la “Majeure d'abord”, exposée dans “Bridge Distibutionnel”.

Robert Labouze - Je vous remercie de m'avoir accordé cet entretien et vous souhaite un plein succès pour la sortie de votre livre “Bridge distributionnel”.

Fait à Paris, le 10 Septembre 2000
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